• English
  • Français
  • Español
À lire
Le Monde, 28 août 2002

Belle leçon de vie buissonnière à l’école

par Jacques Mandelbaum

Drôle et bouleversant, le documentaire que le cinéaste a consacré à la classe unique d'un petit village du Massif central est aussi, derrière la modestie apparente de son propos, un acte de foi cinématographique et politique.

Nicolas Philibert a toujours conjugué le documentaire – depuis La Ville Louvre (1990) jusqu'à La Moindre des choses (1996)   au mode fictionnel. Aujourd'hui qu'il nous revient avec ce formidable film consacré à une classe unique d'un petit village du Massif central, Saint Etienne sur Usson, on pourrait, de nouveau, s'amuser à énumérer tout ce par quoi Être et avoir refuse de faire ses devoirs, qu'il s'agisse d'ambition analytique, de vérité sociologique ou des contraintes de l'actualité. Quiconque attendrait de ce film qu'il le renseigne sur les problèmes rencontrés aujourd'hui par le système éducatif en France passera donc son chemin ou se procurera en cassette Ça commence aujourd’hui de Bertrand Taver­nier, plus exhaustif sur la question.

A rebours de cette fiction qui s’engage à passer les problèmes en revue, le documentaire de Nicolas Philibert, paradoxalement, ne semble tendre qu'aux réconfortantes vertus de la fable. Décentré (le Puy-de Dôme), déphasé (une classe unique), et délibérément dérouté de la réalité scolaire de son temps (classes bondées, disparité des origines, enseignement à deux vitesses..,), Être et avoir est une oeuvre partiale et partielle, qui choisit l'exception rurale contre la règle urbaine, et l'essentialisation de la relation maître élèves contre l'évocation des influences notables que le contexte socio économique ou la part grandissante de l'univers des loisirs dans l'école lui font subir. En un mot, voilà un film de mauvais élève, un exercice délibérément buissonnier, une incorrection politique majeure et, last but not least, un pur bonheur de spectateur.

Il faut dire que Nicolas Philibert aura été sacrément aidé, en premier lieu par ses personnages. Soit, d'une part, treize enfants âgés de quatre à dix ans, et regroupés dans une même classe en trois groupes allant de la maternelle au CM2. De l'autre, naviguant de groupe en groupe avec une patience infinie et une surprenante aisance, Georges Lopez, l'instituteur.

Difficile de dire qui tire le mieux à soi la couverture cinégénique. Les bambins ont évidemment quelques gros atouts dans la manche : la candeur, l’espièglerie, le charme, la fragilité. Difficile de ne pas craquer devant les trouvailles charmantes de certains mots, devant la frêle démarche des silhouettes emmitouflées par un froid matin d'hiver, devant l'intense concentration déployée à former des lettres sur une feuille de papier et plus généralement devant tout ce par quoi un enfant déconcerte et enchante un adulte. D'autant qu'il se trouve parmi eux quelques vedettes consommées, à commencer par Jojo, 4 ans, la tête de pioche du groupe des petits. Quiconque aura vu Être et avoir n'oubliera pas de sitôt cet attendrissant ludion coiffé d'une houppe, toujours sur la brèche et doté d'un sens désopilant de l'attitude et de la repartie (il est notamment l'auteur, quand il ne s'acharne pas à détraquer une photocopieuse pour impressionner une copine, de cette mémorable énumération des doigts de sa main: « le pouce, l'index, le nageur, l'annulaire et l'aurizontal »). Mais il y a encore julien, dur à cuire en délicatesse avec les tables de multiplication, le sensible Olivier qui rit et qui pleure à la fois, la discrète Marie qui colore d'une touche extrême orientale cette souche de petits Auvergnats pur jus, et bien d'autres encore, dont la joie, la peur ou le désemparement, captés à fleur de peau et de visage, illuminent ce film.

Les gamins partiraient donc largement gagnants si leur instituteur n'était, de son côté, un miracle d'instituteur. Un maître de rêve, à l'accent pointu et à la barbiche poivre et sel, qui allie l'expérience à l'humour, la passion de son métier à l'intelligence des enfants, et l'autorité pédagogique à cette tendresse contenue qui lui concilie tout à la fois le respect et l'amour de ses ouailles. Fils d'immigrés   son père était ouvrier agricole et républicain espagnol  , Georges Lopez, qui enseigne depuis vingt ans dans le village, incarne une certaine idée de cette école républicaine dont il est lui­-même le produit, fondée sur le respect de la démocratie et de la dignité humaine, l'égalité des chances et l'encouragement du mérite. Une idée qui semble aujourd'hui tellement mise à mal par la réalité qu'elle est en passe de devenir un mythe.

Aussi bien, le film de Nicolas Philibert, en dépit de la modestie apparente de son propos, entreprend il, à travers la relation privilégiée du maître et de ses élèves, de filmer ce mythe, et partant de nous convaincre de sa pertinence. En accordant sa chance à chaque personnage sans commentaires superflus, en insufflant à son récit la force de conviction d'un idéal sans pour autant chercher à en imposer le sens, Etre et avoir se révèle, dans le même mouvement, un acte de foi cinématographique et politique. Car c'est bien, ici et là, de la même recherche contractuelle dont il s'agit: apprendre à vivre ensemble, en définissant la nature du lien qui permet de concilier les aspirations individuelles avec les exigences sociales.

Si cette mission délicate de passeur, d'instance fondamentale de symbolisation et de socialisation qui est dévolue à l'instituteur a rarement été aussi bien montrée au cinéma, c'est que, sans doute, le cinéaste l'a, à son niveau, reconnue pour sienne. C'est aussi, assurément, qu'elle n'est pas déclinée à la manière d'un manuel d'instruction civique, mais avec des arguments qui portent les enjeux de la chair et de l'esprit à un point de sensibilité extrême : souvent drôle, ce film est plus souvent encore bouleversant.

Être et avoir est à la fois un film de deuil et une extraordinaire leçon de vie, il est, plus exactement, le récit de ce dont il faut faire le deuil pour grandir et pour vivre, pour peu que vivre soit aspirer, tant que faire se peut, à une certaine grandeur. Ouvert par l'image des enfants qui quittent le cocon familial pour s'engouffrer sur le chemin de l'école, le film se clôt sur une autre image de départ, celle de la fin de l'année scolaire, au terme de laquelle les plus grands devront s'adapter au collège, nouvel univers inconnu, incommensurablement plus vaste et effrayant que celui qu'ils sont en train de quitter. On peut à cet égard classer raisonnablement la scène des adieux au professeur comme une des plus belles fins de l'histoire du cinéma.

www.lemonde.fr