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Le Monde, 25 mai 2007

Autoportrait de Nicolas Philibert en cinéaste

par Isabelle Regnier

Qu’est-ce que le cinéma ? Cette question, ouverte, vaste, exigeante condense bien mieux l’essence de Retour en Normandie, de Nicolas Philibert, que n’importe quel résumé. Aussi éclaté dans le temps et dans l’espace qu’Être et avoir (2002) était resserré sur sa petite salle de classe, ce nouveau film ne peut se raconter, sinon par fragments.

On dira qu’il s’agit d’un documentaire. Qu’il gravite autour d’un autre film, Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère... de René Allio, dont Nicolas Philibert fut, il y a trente ans, le premier assistant. On dira qu’il surprend constamment, sans jamais dérouter, et que, sous le signe de la filiation, il creuse de fulgurantes trouées dans le temps. Et qu’il est une météorite lumineuse dans la moisson cannoise 2007.

À l’origine, il y a eu l’envie de Philibert de retourner sur les lieux du tournage de ce film qui a marqué son entée en cinéma, pour retrouver les personnes qu’il avait convaincues à l’époque de devenir acteurs, comprendre ce qu’ils sont devenues, les souvenirs qui leur restent. L’auteur voulait aussi rappeler ce qu’était le film d’Allio : une fiction en costumes, interprétée par des paysans, adaptée d’un ouvrage collectif dirigé par Michel Foucault sur le « cas » Pierre Rivière.

En Normandie, au XIXe siècle, ce jeune homme avait tué sa mère, sa sœur et son frère, avant d’être condamné à mort, puis gracié. Il s’était finalement suicidé, non sans avoir livré à la postérité un teste poignant sur les raisons qui l’on poussé à commettre ce triple crime. La démarche rappelle celle d’Hervé Le Roux qui, dans le très beau Reprise, était parti en 1995 à la recherche d’une femme qu’il avait vue dans un court métrage de 1968 sur la reprise du travail dans les usines Wonder. Mais la visée de Retour en Normandie est à la fois plus vaste, et plus intime, puisque, à travers cette histoire aux multiples strates, Nicolas Philibert nous livre rien d’autre que son autoportrait en cinéaste.

Le cœur du film bat à plusieurs vitesses, traverse l’histoire des idées, des luttes sociales et de la paysannerie, celles de la folie, et du cinéma. Les anciens acteurs ont repris des activités « normales », mais leurs histoires entrent toutes en résonance avec le film de René Allio. Le film s’ouvre sur un paysan aidant à mettre bas une portée de porcelets, et en fait passer un du comas à la vie ; une femme travaille dans un centre d’aide au travail pour adultes handicapés ; un couple raconte la manière dont leur fille a sombré dans la psychose ; une boulangère militante bovétiste lutte contre une aphasie... Aucun n’a refait de cinéma, hormis Claude Hébert, celui qui jouait Pierre Rivière, et qui, après un début de carrière bref mais prometteur, a disparu sans laisser de trace. Comme une béance dans le film, son absence produit progressivement un réel suspense.

Entre ces témoignages, le cinéaste vagabonde. Il pénètre dans la bibliothèque qui préserve les archives de René Allio, lit en « off » des extraits de son journal, se rend devant la prison où Pierre Rivière mit fin à ses jours, suit un cortège de militants antinucléaires, fa it un détour par les laboratoires de cinéma Eclair, dont l’existence est menacée depuis leur rachat par un fonds de pension.

Donnant continuellement l’impression de s’égarer dans des chemins de traverse, l’auteur construit une œuvre émouvante et poétique, certes kaléidoscopique, mais limpide. Des fils ténus courent d’un bloc à l’autre. Ils se nomment utopie, engagement, art, marginalité, humanisme, éthique, se ramassent dans le film d’Allio, pour irriguer ensuite celui de Philibert.

En revendiquant cet héritage, mais aussi celui de son père, qui occupe la dernière image de Retour en Normandie, Nicolas Philibert esquisse une réponse à la question « Qu’est-ce que le cinéma ? ». Ce pourrait être une histoire de filiation, de créateurs solitaires et de création collective, de la captation d’un souffle de vie. Une folie douce.

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